«Chaque classe est la plus importante de ma vie. A la rentrée, mon disque dur s’efface et je recommence tout» (Le Temps, 14 septembre 2015)
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On fait ce rêve. On a 12 ans ou 14, peu importe, et on retourne en classe. On s’assied derrière un pupitre et on est pris soudain par un courant, la parole ailée de Jean-Marc Cuenet, professeur de français au Cycle d’orientation de la Gradelle à Genève. Cet homme inspire ce genre de fantasme. Depuis trente ans, il change la vie de ses élèves.
Comment le sait-on? On croise, vingt fois par an au moins, sa silhouette de grand aigle des cimes dans les théâtres genevois. Sous son aile, une nichée d’adolescents non pas en éruption, mais à l’écoute et heureux d’être là, on le jurerait. On le sait aussi parce qu’on tend l’oreille. «Victoria a eu Monsieur Cuenet, soufflent des parents, elle n’était pas lectrice ni spectatrice de théâtre, mais elle a tout pris, les spectacles, les livres.»
Et puis il y a ce sillon formidable qu’il creuse: avec le soutien du Département de l’instruction publique, il invite, depuis des années, des metteurs en scène et des chorégraphes réputés à répéter leurs pièces dans les murs de l’école, pour que les élèves découvrent l’envers d’une création, ses ratures, ses fulgurances.
On a beau rêver, nos 14 ans sont un mirage. Alors, on sollicite un rendez-vous. Pour que Jean-Marc Cuenet, 54 ans, nous révèle le secret de sa pédagogie. «Et si nous allions déjeuner ensemble?» Il hésite, il n’aime pas se mettre en avant. Puis il dit oui, «pour la cause», souligne-t-il. Et suggère le Miam, restaurant qui veille au grain dont sont faites ses tartes, au centre-ville.
Mais il arrive à l’instant, saute de son vélo, sec comme un parapentiste – il prend son vol dès que le vent le permet. Comme il connaît la maison, il n’hésite pas: tarte fine aux tomates, salade de quinoa, jus détox. Alors, révolutionnaire, votre approche?
«Pas du tout, s’amuse-t-il. Faire lire et voir des spectacles, c’est ma façon de donner sens au PER, le Plan d’études romand. Les livres que nous lisons, la vingtaine de pièces que nous voyons, sont la colonne vertébrale de mon enseignement. A partir d’une création, vous pouvez faire tant de choses: un résumé, une critique, un débat, une fiction, etc. On a beaucoup de bons élèves, donnons-leur à manger, de préférence ce vers quoi ils ne vont pas. Quand je leur annonce en septembre qu’on va lire entre quinze et vingt livres aux titres aussi exotiques pour eux que Le Grand Meaulnes ou Le Chien des Baskerville, ils grimacent. En juin, ils sont souvent fiers. Rendre les choses vivantes, c’est aussi s’éviter de faire de la discipline.»
Foi de pèlerin. Mais on est agnostique. Alors, on doute. L’école, dans cette tranche d’âge, n’est-elle pas une jungle? On connaît l’inquiétude de certains professeurs à l’idée de lâcher des fauves dans les travées. «Je n’hésite jamais à sortir avec des élèves faibles ou ayant une attitude agressive en classe. Le secret, c’est de les préparer. J’invite les artistes à venir parler. Et quand nous allons au théâtre, je m’arrange pour que les ados, même les turbulents, surtout eux, soient devant, et non pas au fond. Dans ce contexte inédit pour eux, ils apprennent à côtoyer des adultes et un code. Je n’ai jamais de problème de discipline.»
Au Miam, devant son assiette de quinoa, Jean-Marc Cuenet vous parle comme à sa classe. L’éloquence joyeuse d’un Fabrice Luchini. Le goût de l’aventure d’Indiana Jones. A 5 ans, il sait qu’il veut être maître d’école, raconte-t-il. «Je suis un enfant d’André Chavanne [conseiller d’Etat socialiste genevois qui lance le Cycle d’orientation avec l’ambition de démocratiser les études, ndlr]. A la maison, nous n’allions pas au théâtre, mais nous étions aventuriers. Chaque été, nous partions, mon frère, ma sœur et moi, camper avec nos parents. J’étais bon en maths, je me voyais enseigner cette discipline.» Il a 18 ans, il croise une copine qui se lance dans des études de lettres. Il est tenté, il s’engouffre sur les traces de Montaigne et de Malraux.
L’apprentissage est un transport. Enfant, Jean-Marc Cuenet regarde déjà vers le nord. Il a la passion des neiges, du froid, des aurores qui flambent en vert turquoise. Il a 25 ans, il vient d’obtenir ce qu’on appelle alors la licence en lettres. On lui parle d’un poste de professeur en Islande. Un an. Il y restera trois ans. Il y apprend la langue; enseigne le français, mais aussi la philosophie en islandais. «L’Islande est notre deuxième patrie. Mon épouse, nos trois enfants, moi-même y retournons régulièrement. Nous y avons une petite maison.» Là-bas, il marche sur les glaciers et pleure, ce n’est pas une image, de les sentir se ratatiner d’une année à l’autre.
Sport et culture sont ses deux ressorts. Jean-Marc Cuenet n’est pas un sportif du dimanche. Ses courses d’école sont fameuses. Un ancien élève se rappelle ce jour où il annonce qu’il les emmènera en Islande, mais qu’il faudra pour cela trouver 20 000 francs au cours de l’année. «On bossait en dehors des cours, on vendait des pâtisseries, on avait plein d’idées et on a fini par partir.» Si l’Islande n’est plus au programme, les châteaux de la Loire à vélo le sont, comme La Brévine à skis de fond.
A l’école, les ados parlent de lui comme de l’homme vert. C’est sa couleur fétiche, comme une aurore boréale dont il porterait la promesse. Vous y pensez en admirant son t-shirt, un arbre d’espérance sur fond verdoyant, assorti à ses Converse. Vous lui demandez pourquoi cet amour du vert. «C’est un secret.» Se fatigue-t-il parfois d’enseigner?
«Chaque classe est la plus importante de ma vie. A la rentrée, mon disque dur s’efface et je recommence tout. Les élèves entendent pour la première fois ce qu’on leur dit. Il faut leur donner l’impression qu’on découvre avec eux.»
Fabrice Luchini ne dirait pas autrement. Dévoiler un texte, c’est le vivre dans l’instant. Jean-Marc Cuenet est à sa façon modeste mais déterminée un maître du gai savoir."
Source : Le Temps.